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Éducation sentimentale d’un troll d’extrême droite La radicalisation selon Drieu la Rochelle

ROTHERHAM, ENGLAND - AUGUST 4: An anti-immigration protester wearing a Union Jack mask outside of the Holiday Inn Express in Manvers, which is being used as an asylum hotel, on August 4, 2024 in Rotherham, United Kingdom. Yesterday saw widespread violence as Far-right agitators in Liverpool and Manchester rioted and looted shops. Police were attacked and injured and dozens of arrests were made. (Photo by Christopher Furlong/Getty Images)

ROTHERHAM, ENGLAND - AUGUST 4: An anti-immigration protester wearing a Union Jack mask outside of the Holiday Inn Express in Manvers, which is being used as an asylum hotel, on August 4, 2024 in Rotherham, United Kingdom. Yesterday saw widespread violence as Far-right agitators in Liverpool and Manchester rioted and looted shops. Police were attacked and injured and dozens of arrests were made. (Photo by Christopher Furlong/Getty Images)


août 6, 2024   7 mins

Ceux qui font de l’étude de la droite radicale leur business savent aujourd’hui que ses jeunes enthousiastes sont tout autant obsédés par les questions de ‘virilité’ que par la politique. Comme l’a souligné le chroniqueur du New York Times, David French, dans un article perspicace l’année dernière : ‘La haine, combinée à l’insécurité et à la lâcheté masculines, pousse les jeunes hommes de droite vers le sectarisme et les préjugés. Contrairement à leur image de soi, ils ne sont ni forts, ni durs, ni courageux. Ce sont des moutons timides déguisés en loups, se déplaçant exactement là où les voix les plus bruyantes et les plus agressives leur disent d’aller.’

Plus récemment, un groupe de journalistes italiens s’est infiltré dans les rangs du mouvement de jeunesse du parti de la première ministre Giorgia Meloni, Frères d’Italie, et a diffusé des vidéos de leurs réunions secrètes. Alors qu’il y a beaucoup de jeunes femmes dans le mouvement, les rassemblements nocturnes capturés ici sont des rituels de Männerbund suants de fraternisation masculine – avec la poignée de main fantasque ‘romaine’ d’Hollywood – qui excitent les participants dans une frénésie agressive.

Ce que nous observons chez ces jeunes réactionnaires ne peut pas être réduit à la ‘masculinité toxique’ seule, qui est toujours présente. C’est aussi lié à une vision apocalyptique de l’histoire qui déclenche périodiquement des paniques morales dans les sociétés en moments de crise perçue. L’apocalyptisme politique d’aujourd’hui prend la forme d’une conviction inébranlable que nous vivons à une époque de décadence culturelle moderne et que le destin de la nation – peut-être même du monde lui-même – sera décidé par ceux qui auront le courage de saisir ce moment décisif.

Les coupables présumés sont nombreux et quelque peu incompatibles : des théologiens catholiques médiévaux eccentriques, des réformateurs protestants qui ont sapé l’autorité du Vatican, l’athéisme des Lumières françaises, l’individualisme libéral anglais, le socialisme marxien, le progressisme, le féminisme – tous culminant dans la catastrophe culturelle des années soixante. Les répliques que nous ressentons aujourd’hui – le wokisme, le transgenrisme, la politique identitaire – sont le résultat inévitable d’un mauvais virage historique pris il y a bien longtemps. Et donc l’histoire elle-même doit être amenée à changer de direction, maintenant. Cette vision prophétique est très attrayante, et très toxique, pour les jeunes hommes désireux de montrer un courage mal placé. Ils sont obsédés par l’idée de venir au secours, comme de vrais hommes.

Mais comment devient-on réactionnaire, psychologiquement parlant ? Quelles sont les étapes intérieures par lesquelles on passe de la curiosité au désespoir, du désespoir à la colère, de la colère à l’engagement, et de l’engagement à l’action ? Que se passe-t-il exactement dans les jeunes esprits attirés par la droite radicale aujourd’hui ?

Au cours des deux derniers siècles, certains des grands romanciers occidentaux ont exploré l’esprit révolutionnaire : Dostoïevski, Tourgueniev, Conrad, Koestler… la liste est longue. Mais les portraits non caricaturaux de l’esprit réactionnaire sont extrêmement rares. L’un des moins connus est le roman français Gilles (1939), de l’infâme intellectuel fasciste Pierre Drieu la Rochelle. Il plonge plus profondément dans la psychologie de la radicalisation de droite que tout autre roman de la période que je connais. Malheureusement, il reste non traduit, pour des raisons évidentes mais regrettables.

‘Les portraits non caricaturaux de l’esprit réactionnaire sont extrêmement rares.’

Drieu, comme on l’appelait, appartenait à cette classe de jeunes hommes européens revenus de la Première Guerre mondiale blessés à tous égards, mais d’une certaine manière aussi revigorés par l’expérience extatique d’avoir affronté la mort et d’y avoir survécu. Un ami d’Europe de l’Est m’a dit un jour que les gens se saoulent parce qu’ils espèrent retrouver la sensation exaltante de la première gorgée de vodka. Quelque chose de similaire était à l’œuvre dans la génération d’après-guerre en Europe.

Dans les décennies qui ont suivi immédiatement la guerre, le mépris pour les mondes des affaires et de la politique parlementaire était intense chez ceux qui étaient accros aux extases. Et ce mépris s’étendait aux Juifs, qui avaient réussi dans les deux domaines. Au niveau populaire, les Juifs étaient perçus comme des agents agressifs et dominateurs manipulant habilement le monde à leur avantage, et poignardant dans le dos ceux enracinés dans la nation et son histoire. Parmi les intellectuels réactionnaires, les accusations étaient, à certains égards, inverses. Les Juifs étaient dépeints comme lâches, physiquement faibles et efféminés caméléons sans racines dans aucun sol. Comme le dit un personnage dans Gilles : ‘Je ne supporte pas les Juifs car ils sont, par excellence, le monde moderne que je déteste.’ En termes contemporains, ce sont les ‘somewheres’ (les ‘nulle part ») par excellence et une menace pour tous les anywheres (les ‘quelque part’).

Le Gilles de Drieu c’est l’éducation sentimentale d’un fasciste, écrit par un fasciste. Il est également, sans surprise, hautement autobiographique. Drieu a servi dans la Première Guerre mondiale, a été blessé trois fois, et est revenu dans sa Paris natale dégoûté par la décadence bourgeoise et le chaos politique de l’Europe d’après-guerre. À la recherche d’une poussée, il a dérivé vers les mouvements artistiques Dada et surréalistes, fréquenté des communistes et des royalistes, et rejoint un parti radical de gauche avant de basculer de manière décisive dans la direction opposée après qu’une émeute d’extrême droite anti-parlementaire ait été violemment réprimée à Paris en 1934.

Un an plus tard, il a rejoint un voyage de journalistes en Allemagne nazie, assisté au rassemblement de Nuremberg, et pendant un court laps de temps après, il a édité une revue qu’il a judicieusement intitulée Les Temps Derniers. Lorsque les Allemands ont occupé Paris, il s’est plongé sans hésitation dans le monde collaborationniste, éditant l’anciennement prestigieuse Nouvelle Revue Française et écrivant occasionnellement des articles dans la presse antisémite. Il a perdu foi en le nazisme en 1943, mais a vécu l’Occupation jusqu’au bout. Après la Libération, lorsqu’il a découvert un mandat d’arrêt à son encontre dans un journal, il est rentré chez lui, a avalé des pilules, mis sa tête dans un four et s’est suicidé.

Ce fut une vie tragique, et Gilles est un roman tragique. Son personnage principal, Gilles Gambier, n’est pas un héros hautement poli. Lui aussi est une victime de la décadence moderne qu’il veut combattre. Au début du roman, nous apprenons qu’il était orphelin, donc aussi déraciné, sans tradition et solitaire que tout le monde dans la société moderne. Son dégoût du monde moderne est lié à son dégoût de lui-même en tant que produit de ce monde, ce qui alimente sa rage pour provoquer une rupture radicale en lui-même et dans l’histoire. Vers la fin de la guerre, il revient gravement blessé à Paris, où la haute société est dominée par les femmes, les Juifs et les homosexuels, et le monde politique par des hommes sans courage trop impuissants pour agir de manière décisive et des démagogues qui exploitent leur faiblesse. Les prétendus intellectuels radicaux qu’il rencontre et qui veulent faire tomber tout le système sont encore pires – des dandys solipsistes et confus qui parlent mais n’agissent jamais. Dans l’une des brillantes intrigues du roman, une conspiration de gauche pour assassiner le Premier ministre est ourdie pour finalement échouer de manière inepte, et le fils du politicien, qui a participé au plan, se suicide.

Dans un tel monde d’hommes faibles et lâches, l’apparence et la réserve de Gilles le rendent attrayant pour de nombreuses femmes, dont il traite sans cœur toutes sauf une. Il se moque de leur frivolité, de leur goût pour le luxe bourgeois, de leur pacifisme. Il épouse même brièvement une femme juive (comme l’a fait étonnamment Drieu lui-même), pour ensuite saisir cyniquement la majeure partie de son argent lors de leur divorce. Il retourne ensuite brièvement à la guerre, risquant sa vie plutôt que de la partager avec une femme moderne sensible. Le misogynie et l’antisémitisme de Gilles vont de pair.

Pendant un certain temps, Gilles est attiré par les idées révolutionnaires radicales du marxisme, sa volonté de détruire et de construire un ordre entièrement nouveau. Mais finalement, il réalise que l’autorité, la discipline et la volonté de puissance qu’il admirait dans le communisme sont également présentes dans le fascisme, sans toutes les sottises sur l’égalité humaine inventées par les Juifs. Le fascisme est anti-capitaliste, anti-démocratique, anti-égalitaire, anti-bourgeois, antisémite, anti-femmes – en bref, anti tout ce que l’ère moderne a imposé à la race humaine. Cette épiphanie survient à la fin du dernier chapitre du livre et nous nous demandons brièvement comment il trouvera l’opportunité de se battre pour son nouvel idéal fasciste.

Dans l’Épilogue, nous obtenons notre réponse. C’est maintenant la guerre civile espagnole et Gilles se joint à un groupe d’hommes catholiques qui essaient de donner un sens à leurs engagements rivaux envers l’Église, la nation et la cause fasciste. Tout ce sur quoi ils peuvent tomber d’accord, c’est qu’ils ‘sont pour le catholicisme viril du Moyen Âge’ et que dans le fascisme, ils voient la possibilité de concilier ‘le plus ancien avec le plus nouveau’. Gilles est d’accord et dit qu’il se voit appartenir à un nouvel ordre militaire et religieux dévoué à sauver l’Europe. Et cela nécessite de verser du sang, beaucoup de sang. Dans les dernières pages du roman, nous le trouvons tirant des meurtrières d’un vieux fort dans une tentative sûrement vaine de repousser une puissante avancée républicaine. Il est sur le point de mourir, mais il ne pense n’est pas Franco ni au fascisme. Ni au libéralisme, ni au communisme, ni même aux Juifs, mais au dieu Dionysos et au Christ, les dieux qui meurent et renaissent dans le sang. Ses dernières pensées concernent ‘le Christ des cathédrales, le grand Dieu blanc et viril. Un roi, un prince.’

Le lecteur attentif pose le roman de Drieu convaincu d’une chose avant tout : que Gilles n’a aucune idée de ce pour quoi il se bat réellement, seulement de ce qu’il déteste. La tragédie n’est pas qu’il a choisi de devenir un fasciste immoral, mais que les jeunes hommes dans sa position n’avaient vraiment pas le choix. La modernité les y a contraints, voudrait nous faire croire Drieu. En fin de compte, le roman révèle involontairement que le fascisme n’est qu’une autre maladie culturelle, dont il prétend être le remède. C’est le pur ça, un cri réifié en symboles et en mythes apocalyptiques fantaisistes. Ce que Gilles nous aide à comprendre, c’est comment quelqu’un pourrait se retrouver dans cette position – le rôle des passions intérieures, des résistances, des auto-illusions et des mensonges, les petits pas psychologiques qui conduisent un jeune homme ordinaire à se remplir de haine et faire couler le sang.

Toute personne ayant passé du temps à suivre les jeunes trolls d’extrême droite sur les réseaux sociaux aujourd’hui reconnaîtra le profil. Leur confiance en leur virilité est faible et donc ils s’en prennent aux femmes, aux libéraux rêveurs indécis et aux physiquement vulnérables dans des démonstrations pathétiques de bravade adolescente, le tout depuis la sécurité des sous-sols de leurs mères. Ils achètent les compléments que les influenceurs leur disent de prendre, ils suivent des rigolos qui les convainquent de manger du foie cru, ils lisent de longs discours du Bronze Age Pervert qui les convainquent qu’ils sont les vestiges d’une race mourante. Ils ne sont pas les visages acnéiques qu’ils voient dans le miroir, ils sont presque des dieux. Et ils apportent le salut à la fin des temps.


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