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Le ‘dauphin’ de France gardera-t-il son sang-froid ? Bardella et Le Pen forment un couple très étrange

Jordan Bardella has no king (Credit:Christophe Simon/AFP/Getty)

Jordan Bardella has no king (Credit:Christophe Simon/AFP/Getty)


juin 13, 2024   6 mins

En 1792, le dernier Français à avoir été honoré du titre de dauphin a été jeté en prison au Temple de Paris. Le jeune Louis XVII n’a jamais été libéré ; il est décédé à l’âge de seulement 10 ans.

Plus de deux siècles plus tard, le surnom est attribué à un roturier remarquable. À seulement 28 ans, Jordan Bardella n’a pas de roi. Mais il a une reine, une personne qui lui a été très favorable, le propulsant à la présidence du Rassemblement National (RN) tandis qu’elle vise celle de la France elle-même. Suite à la victoire européenne de la semaine dernière — où le RN a remporté toutes les régions de France — la ‘reine’ et le ‘dauphin’ dominent désormais la nation avec la même confiance que leurs prédécesseurs royaux. Contrairement à leurs prédécesseurs, cependant, ils bénéficient du soutien d’une partie du peuple.

Néanmoins, Bardella et Marine Le Pen forment un couple très étrange. La France a l’habitude que ses présidents soient des énarques, des diplômés de l’École Nationale d’Administration et d’autres académies d’élite. Aucune femme n’est devenue présidente, et seules deux, Edith Cresson et jusqu’au début de cette année, Elizabeth Borne, ont été Premier ministre. Aucune n’a brillé dans ces fonctions, ni n’a exercé suffisamment longtemps pour faire ses preuves.

Contrairement à tous, Bardella a grandi dans un logement social de la banlieue parisienne de Seine-Saint-Denis, ses parents étant d’origine italienne et algérienne. Il a bien réussi à l’école, mais a abandonné un diplôme de géographie à l’université Paris-Sorbonne pour rejoindre le Front National, prédécesseur du RN, à l’âge de 16 ans. Il est rapidement devenu secrétaire départemental, a formé un groupe appelé Banlieues Patriotes (un défi aux banlieues plus connues pour leur radicalisme islamiste) et a été intégré au siège du parti, où il a été porte-parole, vice-président et, en 2022, président temporaire puis président à part entière.

Je l’ai vu s’exprimer devant une foule du RN à deux reprises : une fois, en 2023, lors d’une convention organisée pour récompenser les dirigeants locaux du parti au Havre ; et une fois, en avril, dans une grande salle de la deuxième ville de France, Marseille. Dans les deux cas, il a fait de longues génuflexions — physiquement et verbalement — à sa patronne, qui a ‘toujours eu foi en lui’. Et elle devrait, car son talent politique naturel et son charme, avec son petit sourire légèrement timide et photogénique, font de lui un atout majeur.

Il y a quelques mois, Bardella a été élu le politicien le plus populaire de France, ce qui pourrait contrarier une femme qui a tenté d’atteindre ce niveau pendant des décennies, passant de la notoriété à la célébrité, jusqu’à arriver là où elle et son parti en sont aujourd’hui. Mais dans les deux cas, ils ont pris la parole l’un après l’autre, avec tous les signes d’affection et avec une grande passion. Elle a évoqué la beauté de la campagne et des villages français, comme elle aime le faire. Lui a critiqué Emmanuel Macron, dont la présidence traverse une mauvaise passe, avec pire à venir. À Marseille, tous deux ont pris le temps de souligner que, une fois au pouvoir, ils ne seraient pas liés par les règles de l’Union européenne, sauf si celles-ci étaient bénéfiques pour la France.

Si le pari de Macron de convoquer des élections anticipées échoue et que le RN l’emporte, le président se retrouvera presque obligé de nommer Bardella Premier ministre. Les républicains libéraux-conservateurs ont déclaré qu’ils formeraient une alliance avec le RN, un acte historique que Le Pen a qualifié de ‘courageux’.

Cependant, si Bardella devait entrer à Matignon, la résidence du Premier ministre, il serait obligé de laisser de côté la tâche beaucoup plus facile de ridiculiser l’administration actuelle, et de se confronter à la vraie politique d’un grand État où des millions de personnes le détesteraient toujours par principe. Son talent se nourrit actuellement de l’opposition bruyante : une fois Premier ministre, il serait confronté à des complexités sans fin.

‘Son talent se nourrit actuellement de l’opposition bruyante.’

A-t-il l’étoffe pour cette lutte ? Pascal Humeau, ancien expert en communication du RN, dit de lui que ‘sa facilité, son enthousiasme, que vous pouvez ressentir aujourd’hui, nous avons dû travailler dessus pendant des mois et des mois’. Il ajoute que même le sourire et les salutations de Bardella sont le fruit d’une formation minutieuse. Il semble sincèrement croire au ‘grand remplacement — le sujet de textes de l’écrivain Renaud Camus, qui avançait que les élites s’assuraient secrètement que des vagues d’immigrants, moins chers à employer et reconnaissants envers ceux qui leur permettaient d’entrer dans le pays, servaient de remplaçants aux populations autochtones. Le Pen elle-même, lorsqu’elle a découvert cette idée pour la première fois, a déclaré qu’elle la trouvait absurde.

Et de toute façon, c’est Le Pen qui sera confrontée au plus grand test : elle sera la candidate du RN à la présidence prévue pour avril 2027. Les sondages réalisés plus tôt cette année la montrent largement en tête des autres challengers — avec 36 % des voix ; l’ancien Premier ministre Édouard Phillippe et Gabriel Attal, l’actuel Premier ministre de 36 ans, tous deux à 22 % ; et le candidat de gauche Jean-Luc Mélenchon à 14 %. Les sondages du second tour sont beaucoup plus serrés : parmi ses adversaires potentiels, elle battrait Mélenchon facilement, 64 % contre 36 %. Mais elle l’emporterait sur Attal (s’il était le candidat) d’un seul point, et serait à égalité avec Phillippe, une figure populaire (bien qu’actuellement soupçonné de corruption). Macron, son mandat de deux termes terminé, ne pourrait que regarder.

Ces résultats, trois ans avant le véritable test, soulignent toujours son plus grand défi. Le Pen ne doit pas être perçue comme trop extrême. Ainsi, a-t-elle fait assez pour enterrer la réputation de la famille Le Pen en tant que fanatique d’extrême droite ? Dans une conversation privée divulguée de 2021, elle avait déclaré qu’Eric Zemmour — le candidat présidentiel d’extrême droite avec son parti Reconquête — ‘me fait passer pour raisonnable. Il est dans le choc des civilisations, alors que je dis oui, l’Islam est compatible avec la République.’

En même temps soucieuse de ne pas être perçue comme trop douce, elle a célébré l’expulsion de Mahjoub Mahjouni, un imam tunisien qui prêchait dans la ville de Bagnols-sur-Cèze dans le département du Gard et qui a décrit l’appel au drapeau tricolore français comme ‘satanique’. Selon un rapport compilé par la police, il a déclaré que ‘nous ne voulons plus de ces drapeaux tricolores qui nous empoisonnent et nous donnent des maux de tête’ : il trouvait dommage que ‘les mosquées ne produisent pas de combattants, comme à l’époque du prophète’, mais déclarait aussi que ‘les femmes étaient inférieures, faibles et vénales et doivent être guidées et contrôlées par les hommes, et cachées au nom de la religion’. Dans un message quotidien que le RN diffuse, généralement avec Bardella et Le Pen affichant un large sourire et agitant joyeusement la main, Le Pen a écrit que ‘le RN ne permettra jamais que notre drapeau soit piétiné dans les rues de la République française’.

Une telle critique constante et tranchante, que Bardella et Le Pen déploient tous deux en confrontant la grande communauté musulmane, a trouvé faveur — en effet, elle a forcé Macron à en faire de même. Le Pen estime que de nombreux musulmans mènent une vie décente et ne posent aucun problème : elle croit aussi qu’une grande proportion, surtout des jeunes, ne le font pas. Gilles Kepel, le principal expert français de l’Islam — et pas un fan de Le Pen — écrit dans son livre Terreur dans l’Hexagone que la tendance à qualifier d »islamophobie’ toute critique des musulmans ‘permet de rationaliser un rejet total de la France et un engagement pour le Jihad en établissant un lien entre le chômage, la discrimination et les valeurs républicaines françaises’. Les nombreux meurtres de citoyens français par de jeunes islamistes ont réduit l’espace de tolérance et d’excuse : Le Pen, tout en évitant les extrêmes, se place avec Bardella à la tête de cette réaction populaire.

Mais combien de temps cela durera-t-il ? Le dauphin et sa reine ont déjà choisi leurs titres futurs : M Le Premier Ministre, et Mme la Présidente. Bardella serait dans une position de subordonné, comme le sont tous les Premiers ministres français : mais s’il réussit dans cette fonction, en déjouant ses critiques et en montrant une compréhension de ce rôle extrêmement difficile, il pourrait lui-même progresser au poste de un roi républicain.

De plus, malgré son recul, Macron reste toujours maître et toujours à l’Élysée. S’il gagne en juillet, la charge Le Pen-Bardella sera stoppée. Et avec le certain soutien qui lui reviendra, Macron pourrait se ressaisir pour les dernières années de son mandat, et les utiliser pour essayer de réduire le RN. Sous sa façade de charme et de calme, Bardella s’inquiète certainement d’un tel échec. Sa reine, dans le rôle de Lady Macbeth, lui dirait sûrement de ‘prendre son courage à deux mains, et nous ne faillirons pas’.


John Lloyd is a contributing editor to the Financial Times and is writing a book on the rise of the New Right in Europe.


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