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Comment la gauche a trahi Charlie Hebdo Ils ont mis la piété au-dessus du progrès

Musulmans sunnites à Karachi, octobre 2020. Crédit : Asif Hassan/AFP via Getty Images

Musulmans sunnites à Karachi, octobre 2020. Crédit : Asif Hassan/AFP via Getty Images


janvier 7, 2025   8 mins

Le 7ᵉ arrondissement est généralement un coin tranquille de Paris : essentiellement des ambassades et des bureaux gouvernementaux. Mais dès que je suis entré dans le café, non loin de mon bureau, vers midi, le 7 janvier 2015, j’ai immédiatement compris que quelque chose n’allait pas. Les diplomates et les fonctionnaires étaient debout, criant et jurant devant la télévision, comme s’ils suivaient un match de football dans un pub. « Putain ! » s’est exclamé un homme en costume élégant accoudé au bar. « C’est une catastrophe. » Le café était en pleine agitation, jusqu’à ce qu’il soit annoncé que 12 personnes avaient été tuées. L’endroit est alors tombé dans un silence total, tous les regards rivés sur l’écran. Puis quelqu’un a pris la parole, doucement mais fermement : « C’est la guerre ! »

C’est exactement l’impression qu’on avait. Ce film granuleux et saccadé, montrant des silhouettes encagoulées armées de kalachnikovs, diffusait les images du massacre de Charlie Hebdo, à peine une demi-heure après qu’il s’était produit, et à seulement trois kilomètres de l’endroit où je me trouvais, dans ce café engourdi et brisé. Les tueurs furent rapidement identifiés : Saïd et Chérif Kouachi, tous deux nés en France et se revendiquant « soldats » d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique, le groupe ayant rapidement affirmé agir en représailles contre les caricatures satiriques du prophète Mahomet publiées par le magazine. Par une coïncidence troublante, Soumission de Michel Houellebecq, un récit dérangeant sur une prise de pouvoir islamique en France, venait d’être publié ce même jour.

Dix ans plus tard, ce jour froid de janvier est entré dans l’histoire française, un événement parmi une longue liste de massacres infâmes qui ont ravagé Paris ces dernières années. Pourtant, si la terreur d’il y a une décennie a presque été éclipsée par des horreurs encore plus grandes — les attentats de novembre 2015 ayant fait 130 morts — l’impact des meurtres de Charlie Hebdo demeure profondément présent. Au-delà de l’effusion de sang et du choc, ces événements continuent de révéler une France profondément divisée, un pays qui semble incapable d’accepter qu’il est en guerre, encore moins de décider comment faire la paix. Cela est manifeste, non seulement parmi les politiciens du pays, mais aussi dans sa presse, ceux-là mêmes qui auraient dû se tenir aux côtés de Charlie dès le départ.

Au cours de la dernière décennie, on a observé un changement remarquable s’éloignant de la dénonciation sans équivoque des meurtres de Charlie Hebdo. Dans un sondage IFOP de 2020,

réalisé alors que 14 complices des attaques étaient encore en procès, 31 % de la population française estimaient que Charlie Hebdo avait provoqué les attaques par une « provocation inutile ». Cette opinion était partagée par 69 % des musulmans français. Peut-être le plus troublant, 21 % des moins de 25 ans n’ont pas non plus condamné les tueurs.

Ce processus de déni, ou d’apaisement selon le point de vue, a commencé dès septembre 2015 — dans la presse française elle-même. Ce mois-là, le philosophe de droite Pierre Manent a publié un livre intitulé Situation de la France. Dans cet ouvrage, il affirmait que les meurtres de Charlie Hebdo révélaient non seulement la décadence morale de la France, mais aussi l’échec du laïcisme. Il proposait un nouveau « pacte » entre musulmans, chrétiens et juifs, fondé sur « l’amitié » et « la communauté ». Selon lui, cela éloignerait les radicaux potentiels des influences extrémistes et tarirait le flux d’argent provenant des fanatiques du Golfe.

Cette approche a été bien accueillie par la droite catholique, notamment dans des journaux comme La Croix et Le Figaro, probablement parce que les évêques avaient longtemps détesté l’intransigeance française en matière de laïcisme : les premières lois visant à réduire le pouvoir de l’Église catholique remontent à 1905. Pourtant, même à ce stade précoce, la société française semblait incapable de s’accorder sur la manière d’avancer. Les partisans de Charlie, encore meurtris par les assassinats survenus seulement neuf mois plus tôt, percevaient cette approche comme naïve, voire opportuniste et défaitiste. Mais même Gilles Kepel, peut-être le plus grand expert de l’islam en France, convenait avec Manent que les meurtres reflétaient « un malaise dans notre société » et que les gouvernements français portaient une certaine responsabilité dans ce qui s’était passé.

Comme le montrent ces chiffres de sondage troublants, la négativité envers Charlie s’est silencieusement accrue en dehors des cercles académiques. Il ne s’agit pas simplement d’un « changement d’ambiance » — pour emprunter une expression contemporaine de l’Anglosphère — mais d’un bouleversement fondamental dans la manière dont d’anciens progressistes perçoivent leur société. Cela est particulièrement évident en politique. L’extrême gauche, dirigée par Jean-Luc Mélenchon, s’est largement éloignée du soutien explicite au droit de Charlie de blasphémer, préférant un accommodement avec la minorité islamique du pays : ces quatre cinquièmes de musulmans français qui considèrent les attaques comme une provocation inutile.

Et si Mélenchon a désormais délaissé la défense de Charlie pour en faire un prétendu porte-parole de l’extrême droite, les libéraux français ne se montrent pas beaucoup plus solidaires. Par exemple, une semaine seulement après les meurtres, Le Monde publiait un éditorial signé par des intellectuels de gauche éminents, dénonçant l’« obsession » de Charlie pour les musulmans, tout en critiquant la politique migratoire française et les violences policières. Plus récemment, des journalistes de la presse de gauche, avec Libération en tête, ont ouvertement exprimé leur scepticisme à l’égard de Charlie Hebdo, allant jusqu’à accuser le magazine de racisme.

Il n’est donc pas surprenant que Charlie Hebdo se sente trahi par ceux qui auraient dû le soutenir. Le magazine continue de paraître, bien sûr, et marque l’anniversaire de l’attaque avec un nouveau livre intitulé Charlie Liberté, le journal de leur vie, dédié à la mémoire des victimes. Pourtant, bien qu’il soit manifestement conçu pour rendre hommage, Charlie Liberté adopte également un ton résolument amer. Laurent « Riss » Sourisseau, directeur de publication de Charlie Hebdo et lui-même blessé lors de l’attaque, y écrit que Charlie a été trahi de toutes parts au cours des dix dernières années — mais surtout par ce qu’il appelle la gauche « sans colonne vertébrale ». Cela inclut les médias, le monde académique et les politiciens, tous accusés d’avoir passé une décennie à éviter l’affrontement direct avec l’islamisme.

Cela soulève inévitablement une question : pourquoi ? Pourquoi, malgré la longue tradition de lutte pour la laïcité en France, tant de personnes à gauche et au centre ont-elles abandonné leurs camarades de manière si absolue ? Pour Riss, la réponse réside en partie dans la lâcheté physique : les législateurs et les journalistes seraient simplement trop effrayés pour affronter la menace islamiste. À leur décharge, ces peurs ne sont pas toujours infondées. Un rédacteur en chef senior d’un magazine « progressiste » de premier plan m’a un jour confié, sous couvert d’anonymat, qu’il ne pouvait pas soutenir ouvertement Charlie par peur pour sa propre vie.

« Pourquoi, malgré la longue histoire de lutte laïque de la France, tant de personnes à gauche et au centre ont-elles abandonné leurs camarades de manière si absolue ? »

Plus encore, Riss dénonce le cynisme politique des prétendus progressistes, prêts à courtiser le vote musulman ou, à tout le moins, à éviter les accusations fallacieuses de racisme. La rhétorique passée de figures comme Mélenchon illustre bien ce point, même si elle s’est durcie ces dernières années. En 2020, dans un revirement complet de ses positions antérieures, Mélenchon s’en est pris à « tous ceux qui se repeignent maintenant en laïques, utilisant de beaux mots pour détester la seconde religion et les musulmans de ce pays ».

Quelles qu’en soient les causes, Riss ne doute pas que ce mélange de peur et d’opportunisme trouve sa plus claire expression dans certains moments clés. Parmi les plus écœurants de la dernière décennie, écrit-il, figure la commémoration organisée à la Sorbonne pour Samuel Paty. En octobre 2020, ce professeur d’histoire a été décapité près de son école après que des élèves l’aient faussement accusé d’avoir montré des caricatures du prophète Muhammad en classe. Riss, présent à cette cérémonie, a perçu l’événement comme un acte d’hypocrisie flagrante.

Il souligne que les personnalités politiques et intellectuelles réunies dans ce cadre prestigieux étaient les mêmes qui, quelques années auparavant, reprochaient à Charlie Hebdo son approche jugée trop provocatrice. Parmi elles figurait Jean-Marc Ayrault, socialiste de longue date, qui, avant 2015, avait régulièrement critiqué le magazine pour son traitement des musulmans. Riss estime que cette complaisance et cette complicité ont contribué à créer un environnement où les jihadistes pouvaient continuer de prospérer bien après les attaques de janvier 2015.

Pour être juste, Riss n’est pas entièrement seul à défendre les traditions de la laïcité française. Dans l’arène politique, après tout, le Rassemblement National (RN) de Marine Le Pen montre la voie, utilisant la liberté d’expression comme un marqueur clé de l’identité française. Lorsque j’ai assisté à un rassemblement du RN l’été dernier, Le Pen n’a eu qu’à prononcer le mot « islam » pour provoquer des huées de colère et le déploiement de drapeaux tricolores dans la foule.

Et si Le Pen a évidemment des incitations électorales à rester ferme, d’autres branches de la droite s’orientent dans une direction similaire. Un bon exemple est Causeur, un journal non partisan avec une influence croissante en France, qui a consacré son dernier numéro aux événements du 7 janvier. La ligne éditoriale est simple : depuis janvier 2015, personne dans la politique française ou les médias, qu’ils soient de droite ou de gauche, n’a eu le courage de ses convictions en ce qui concerne la liberté d’expression, et plus spécifiquement pour contester le totalitarisme islamiste.

Parmi d’autres contributions, l’édition spéciale de Causeur contient une interview de Philippe Val, ancien rédacteur en chef de Charlie Hebdo. Val est une figure controversée dans les médias français. Il a été accusé de flirter avec l’extrême droite, notamment en défendant les politiques éditoriales de l’ultra-conservateur Valeurs Actuelles. La réalité, cependant, est qu’il incarne une figure très old school : un absolutiste de la liberté d’expression à la française. Cette position s’accorde mal avec le Jean-Luc Mélenchon en constante évolution. Pourtant, selon Val, le fait demeure que, bien que les forces de sécurité fassent de leur mieux pour contenir la violence islamiste, le véritable problème politique réside dans le refus de la gauche de reconnaître qu’il existe une petite mais dangereuse fraction de la population française qui déteste la République et cherche à la détruire.

Il n’est donc pas surprenant que le langage de la guerre ait perduré, une décennie après ce déjeuner dans le 7ᵉ arrondissement. En 2022, par exemple, un groupe de généraux à la retraite a appelé à une véritable déclaration de guerre contre « les islamistes et autres qui veulent nous détruire », une proclamation qui a recueilli des dizaines de milliers de soutiens dans les sondages. Ces enquêtes ont été commanditées par les fauteurs de troubles de Valeurs Actuelles, conscients du genre de controverse qu’ils allaient provoquer. Néanmoins, leurs manœuvres offrent un aperçu révélateur de la manière dont les Français ordinaires, en dehors des cercles politiques et médiatiques, perçoivent la menace pesant sur leur pays. Dismiss ce sentiment comme une émotion exagérée ou une ignorance populiste ne fait qu’accentuer l’aliénation des citoyens ordinaires et nourrir leur mépris envers la politique traditionnelle. Cela explique, en grande partie, la paralysie actuelle de la politique française : le centre s’est effondré, tandis que ni la droite ni la gauche ne parviennent à rassembler un consensus au-delà de leurs bases partisanes respectives.

Il va sans dire, bien sûr, que l’islam radical, comme l’immigration de masse, est un phénomène qui touche l’ensemble de l’Europe. Mais en France, les conflits avec le monde musulman revêtent toujours une signification particulière. Cela s’explique en partie par les complexités liées à l’ancien Empire français. Depuis ses premières conquêtes au XIXᵉ siècle en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la France a toujours cherché à s’établir comme « une puissance musulmane » — une puissance influente dans le monde musulman. Pourtant, cette position a été durablement entachée par la brutale guerre d’Algérie et d’autres crimes coloniaux. Le statut de la France en tant que leader mondial du laïcisme militant joue évidemment un rôle important, ce qui explique pourquoi elle est régulièrement ciblée par des groupes islamistes militants, du Maroc au Pakistan.

Le résultat ? Plus encore que l’Allemagne, la Suède ou la Grande-Bretagne, la manière dont la France équilibre liberté et foi demeure remarquablement délicate. Et si cela éclaire en partie pourquoi les écrivains et dessinateurs de Charlie Hebdo se sont retrouvés fatalement pris dans un feu croisé — entre la civilisation française d’un côté et la théocratie islamiste de l’autre —, cela souligne également pourquoi leur sacrifice reste non résolu. Pendant ce temps, la guerre froide de la République continue de couver et pourrait bien, un jour, se raviver.


Andrew Hussey OBE is the author of The French Intifada, The Long War between France and its Arabs (Granta). He was formerly dean and professor of the University of London Institute in Paris, and has written for The Observer, The New Statesman, and The New York Times, among other publications.


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