Si l’on jugeait un pays uniquement par la morosité de ses représentations journalistiques, on pourrait croire que l’Irlande du Nord n’est qu’un immense enterrement, engendrant sans cesse d’autres obsèques, avec des habitants réduits au rôle de pleureurs professionnels. Ce n’est pas que la région ne soit pas en proie à des difficultés, à la fois par intention et par négligence. Mais cette vision abstraite est incomplète. C’est une forme de distanciation, de confinement, voire de déni.
Dans les premières secondes du nouveau film de Kneecap, les clichés habituels sur l’Irlande du Nord sont rapidement balayés. Les voitures piégées, les graffitis sur les murs, les points de contrôle, les panneaux frontaliers, les cocktails Molotov, et les jeunes soldats britanniques à peine adultes, venus de Brixton ou des Gorbals, agenouillés dans les rues, tandis que des enfants en haillons les entourent. Si le film suivait les schémas classiques des récits sur l’Irlande du Nord, comme le disent ses créateurs, il ressemblerait à un mélodrame traumatique et larmoyant. Mais la réalité est bien plus nuancée. Les gens ne vivent pas dans cet état constant de terreur, et même lorsqu’ils y sont contraints, des formes de résistance innée commencent émerger.
Kneecap est une histoire d’origine fictive inventive, picaresque et souvent hilarante du trio de hip-hop irlandais. Le film constitue un défi tant par son sujet que par sa forme, rejetant la misère de cuisine et le paddywhackery caricatural souvent attendus des récits irlandais. Il flirte avec ces stéréotypes tout en les subvertissant simultanément. L’irrévérence y est elle-même un acte politique, dans une Irlande du Nord où la fausse piété a longtemps été utilisée par chaque camp pour condamner l’autre et se justifier. Le groupe, et le film, embrassent la nature farcesque du Nord post-Troubles avec une défiance ludique. Lorsque l’écrivain de Belfast Louis MacNeice écrivait sur “l’être divers”, cela ne signifiait pas seulement des vertus. Cela comprenait nos meilleurs et pires côtés, que ce film met en lumière. Il se déroule dans un monde contemporain fait de boulots précaires, de k-holes et de breakbeats, loin des images d’actualité des années soixante-dix et quatre-vingts.
Ils s’attaquent à toutes les vaches sacrées de Norn Iron — la PSNI et l’État britannique, les unionistes philistins, les républicains démissionnaires qui se réfugient dans des croyances new-age, les vigilants anti-drogue qui finissent par collaborer avec des dealers, et tous les petits seigneurs de leurs fiefs respectifs. Même les ennuyeux professeurs de gaélique ne sont pas épargnés, surtout qu’il n’y a aucune excuse pour rendre une langue aussi vivante ennuyeuse (une réplique mémorable, “Que la plus basse pierre de la mer soit sur ta tête”, ressort dans un film riche en répliques marquantes). Animé par une autodérision salutaire, l’irrévérence devient radicale. Car, comme l’a montré l’Irlande du Nord, la révérence est souvent le premier pas vers le solipsisme, la corruption, l’essentialisme et, en fin de compte, la descente aux enfers.
Plus que tout, Kneecap, le film et le groupe, s’ancrent dans le présent, une temporalité longtemps négligée en Irlande du Nord. Les gens choisissaient, ou étaient forcés, de vivre dans tout sauf le moment présent. Les républicains, par exemple, étaient fixés sur l’avenir, leur slogan préféré étant Tiocfaidh ár lá — “Notre jour viendra”. Après l’attentat de Brighton qui tua cinq personnes, l’IRA déclara : “Aujourd’hui, nous avons eu de la malchance, mais souvenez-vous que nous n’avons besoin d’avoir de la chance qu’une fois — vous devrez toujours en avoir.” Cet avenir utopique d’une Irlande unie restait suffisamment vague pour devenir une sorte de toile vierge, une fantaisie que chacun pouvait modeler à sa guise, plutôt qu’une réalité concrète. Ce futur, en fait, serait moins l’accomplissement d’un rêve que la fin de troubles coloniaux pour laisser place, après l’inévitable réunification, à un nouvel ensemble de troubles auto-infligés.
Pendant ce temps, les deux camps de la division en Irlande du Nord restent prisonniers du passé — le roi Billy, les grévistes de la faim, les Apprentis, les Rebelles de Pâques… D’un côté, le triomphalisme ; de l’autre, le martyre et la pensée magique. Les catholiques trouvaient du réconfort dans l’idée que l’avenir leur appartenait grâce au changement démographique, une perspective qui obsédait des unionistes comme Ian Paisley, déclarant : “Ils se reproduisent comme des lapins et se multiplient comme des vermines.” En revanche, la mentalité de siège loyaliste a évolué en une paranoïa, avec une logique de jeu à somme nulle : un emploi ou une maison pour “l’un d’eux” signifie “un de moins pour nous”. Cette dynamique a conduit à une course vers le bas, où la seule différence visible dans les quartiers défavorisés réside dans la couleur des bordures et des fanions. C’est cette trahison du présent — cette névrose d’exister dans le passé et le futur — que Kneecap rejette. Leur film et leur discographie parlent de la seule temporalité que nous habitons réellement : le maintenant.
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