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Le vide moral de Keir Starmer Les limites éthiques du Labour restent floues

(Labour Party)


juin 21, 2024   8 mins

Qui est vraiment Sir Keir Starmer? Il est assez clair que le public britannique a du mal à répondre à cette question. Si la plupart des gens a désormais probablement compris qu’il est le fils d’un outilleur, bien d’autres aspects de sa vie restent obscurs. Au premier coup d’œil, il semble être composé d’un mélange de caractéristiques contradictoires, comme s’il était tout droit sorti d’un jeu d’enfants, où les personnages sont formés en choisissant des pièces au hasard : les jambes d’un joueur de foot du dimanche un peu rustre, le torse d’un père de famille qui file chez Leroy Merlin et la tête d’un avocat à succès. Un sondage organisé le mois dernier demandait à quel animal sauvage le politicien ressemblait le plus et l’on en a conclu qu’il était à un tiers tigre, un tiers mouffette et un tiers lézard. Rendez-vous compte : même pas 100 % mammifère !

Dans le cas d’un politicien, en général on sait en partie de qui il s’agit en se basant sur ce que celui-ci dit vouloir, mais c’est bien là que les choses se compliquent. Comme l’a détaillé Jon Cruddas dans son récent livre A Century of Labour, Starmer a mené sa campagne pour la direction du Parti du Labour en 2020 en semblant incarner simultanément toutes les traditions historiquement associées au Labour, le Parti travailliste britannique : le libéralisme, le socialisme éthique, le pluralisme, le welfarisme et l’étatisme y apparaissaient tous d’une manière ou d’une autre. Depuis lors, au nez et à la barbe de certains qui avaient soutenu à contrecœur sa candidature à la direction du parti, il est revenu sur bon nombre des promesses qui étaient le plus associées aux idées socialistes. Désormais, personne ne semble plus vraiment sûr de la position qu’il adopte.

Les interprétations de ses engagements passés diffèrent aussi grandement. Peter Hitchens pense qu’il est « d’extrême gauche », à la limite du trotskysme; Jordan Peterson prédit que s’il gagne, la Grande-Bretagne sera comme « le Venezuela pendant 20 ans ». Le journal indépendant de gauche, New Internationalist, affirme que Starmer est un « blairiste au cœur froid ». Quant à l’ancien conseiller de Jeremy Corbyn (ancien chef du Parti socialiste et de l’opposition), Andrew Murray, il le qualifie avec mépris de « libéral centriste ». Enfin, avec une image particulièrement troublante, George Galloway [NdT : député de gauche à la personnalité controversée et chef du Parti des travailleurs de Grande Bretagne, dont l’on retiendra notamment qu’il était membre du Parti travailliste et qu’il en a été expulsé en 2003 en raison de sa prise de position contre la guerre en Irak] a déclaré que « Keir Starmer et Rishi Sunak sont les deux faces d’une même médaille ». Pour ce qui est de susciter des réactions diverses et variées, Starmer apparaît donc comme le Cate Blanchett de la politique britannique.

Cette semaine a apporté une nouvelle performance à étudier de près, sous la forme d’une marche et discussion filmée en compagnie de Gary Neville [NdT : ancien footballer reconverti qui a animé plusieurs épisodes de cette série avec différentes personnalités ; titre original en anglais : « walk-and-talk »]. La ballade avec Starmer s’est déroulée dans la réserve naturelle du Lake District, un lieu de vacances où se rendait la famille Starmer quand il était jeune. « Comment as-tu trouvé cet endroit ? » s’est émerveillé Neville d’un air incrédule, comme si Sir Keir Starmer avait frayé lui-même son chemin à travers une végétation dense de la jungle plutôt que de s’y rendre par l’autoroute M6 comme Monsieur tout le monde.

Mais force est de constater qu’encore une fois cependant, la vidéo n’a livré que peu d’informations, un peu comme un simple t-shirt blanc porté un jour de match. En plus de quelques promesses de programme électoral réitérées, nous avons appris que le chef du Parti travailliste place « le pays en premier et le parti à la seconde place », qu’il croit « aux actes plutôt qu’aux paroles  » et qu’il veut « revenir à une politique qui soit au service du public  » et vise à une « décennie de renouveau national, en réparant les fondamentaux ». Dès le « premier jour, les manches retroussées », il prévoit de « démarrer sur les chapeaux de roues ».

En fait, il s’agit ici de Starmer jouant le personnage fictif créé lors de groupes de discussion avant l’élection du leader du Parti travailliste, comme cela fut décrit dans le livre de Deborah Mattinson Beyond The Red Wall. En 2020, à la demande du groupe politique influent Labour Together [NdT : un groupe de discussion créé en 2017 pour soutenir un retour du parti travailliste au pouvoir], l’auteur a réuni d’anciens électeurs travaillistes de petites villes du Nord du pays (surnommés « Red Wallers » [NdT : en lien avec ledit « Mur rouge » ou Red Wall en anglais: il s’agit des villes du Nord qui étaient historiquement connues pour donner leur vote au parti travailliste mais qui, pour la première fois en 2019, votèrent pour le parti conservateur]) et des fervents électeurs travaillistes actuels plutôt présents dans des grandes villes plus prospères (surnommés quant  à eux les « Urban Remainers » [NdT : en référence cette fois aux électeurs travaillistes majoritaires dans les grandes zones urbaines qui se sont exprimés en faveur du vote Remain pour que le Royaume-Uni reste dans l’Union Européenne au moment du Référendum sur le Brexit]). Chaque camp a été invité à créer son parti politique idéal et à en désigner les trois meilleurs leaders potentiels. Les « Red Wallers » ont désigné Sir Alan Sugar [NdT : un magnat des affaires et vedette de téléréalité de l’émission The Apprentice au Royaume-Uni], le gourou des finances sur internet Martin Lewis [NdT : un conseiller et expert financier devenu très populaire auprès du grand public] et le fondateur de Wetherspoons  [une chaîne de pubs très célèbre au Royaume-Uni] Tim Martin. Vraissemblablement sans aucune crainte de paraître tomber dans les clichés, l’équipe des « Urban Remainers » a désigné Michelle Obama, Hugh Grant et le David Attenborough (écrivain, historien et présentateur de la BBC, spécialiste de biologie et d’histoire naturelle) « du temps de sa jeunesse ». Les deux équipes ont ensuite été réunies dans un « jury citoyen » pour débattre tout cela.

La discussion a commencé de manière peu prometteuse avec Simon, un comptable de Londres, confiant : « Je ne peux littéralement pas croire que je passe une journée entière dans la même pièce qu’un groupe de personnes qui aimeraient que ce type odieux de Wetherspoon soit Premier ministre. » Finalement, tout le groupe a pu établir une liste de souhaits communs pour les priorités du parti. Et il s’agissait d’une liste qui penchait nettement vers les préoccupations stéréotypées du Red Wall : plus d’investissements dans le NHS [NdT : le système de santé public britannique], le logement, l’éducation et la police ; être plus sévère sur l’évasion fiscale et imposer des restrictions sur l’immigration. Le chef de parti idéal du groupe serait, quant à lui, une personne capable de démontrer un « leadership fort et déterminé », de « récupérer les mécontents » en « identifiant un nombre plus restreint de politiques déterminantes » et qui ne « fuit pas ou n’esquive pas les questions difficiles ou complexes mais au contraire les aborde de front ».

Deborah Mattison finirait à la tête de la stratégie de Starmer. Le directeur de Labour Together de l’époque, Morgan McSweeney, deviendrait le nouveau directeur de campagne du parti et le cerveau du « Starmerisme ». Quatre ans plus tard, un Starmer fort et déterminé est entré en scène, mâchoire serrée et manches retroussées, prêt à se lancer dans la bataille pour le NHS, le logement, l’éducation, la criminalité, l’évasion fiscale et l’immigration – comme d’après les instructions.

Outre le fait de suggérer que les libéraux urbains aisés sont des négociateurs pathétiques face aux travailleurs du Nord, que pouvons-nous tirer d’autre de cet épisode ? Il semble que le principal objectif du Starmerisme soit maintenant d’écouter ce que les « travailleurs » veulent réellement et d’essayer ensuite de le leur donner. Guidée par McSweeney, l’équipe de Starmer s’écarte apparemment de la technocratie issue du haut, s’orientant vers une direction superficiellement communautaire. Les attitudes libérales envers l’immigration et les revendications radicales de justice sociale sont rejetées, tandis que la collectivité, la famille et l’équité sont privilégiées : arrêter les bateaux et sauver les petits pelotons [NdT : la première est une allusion faite aux bateaux transportant des migrants illégaux vers les côtes britanniques en provenance des côtes françaises de la Manche et la seconde allusion fait référence à un livre du même nom vantant les avantages du Brexit].

Certains commentateurs soulignent que malgré le – ou peut-être à cause du – flou idéologique, la nouvelle éthique n’est ni populiste ni paternaliste ; elle ne galvanise pas les gens mais ne les méprise pas non plus. Elle les considère plutôt comme des êtres sensés, de bonne foi et les mieux à même de déterminer leurs propres besoins à partir de la base. Et l’approche est également présentée comme étant agréablement souple en réponse aux nouveaux événements. Le directeur actuel de Labour Together et futur député travailliste, Josh Simons, a souligné les avantages de la flexibilité lors d’une interview le mois dernier : « Bien que vous puissiez et devriez vous appuyer sur des réflexions et des traditions, Nouveau parti travailliste, Parti travailliste bleu, Vieille droite, ou quoi que ce soit d’autre, si vous vous laissez séduire en pensant que l’un de ces cadres peut générer la politique, la stratégie et l’agenda politique dont vous avez besoin, alors vous ne prenez probablement pas assez au sérieux le caractère sans précédents de ce moment. »

Comparé aux projections fantasmées de certains politiciens sur l’électorat, cela ne semble pas nécessairement une mauvaise chose. Cependant, cela présente des points faibles évidents. Un problème est que, sans une vision positive et bien articulée de ce à quoi ressemble l’épanouissement humain, le communautarisme est autant de gauche que la collectivité dont les désirs sont actuellement pris en compte ; c’est-à-dire qu’il sera fortuitement à la gauche du spectre politique plutôt qu’en son essence. Et peut-être plus sérieusement, l’absence de discussion sur les valeurs éthiques laissera l’électorat se mordre la queue de manière anarchique.

« L’absence de discussion sur les valeurs éthiques laissera l’électorat se mordre la queue de manière anarchique. »

Les électeurs ne sauront pas à quoi Starmer aspire vraiment, car les électeurs ne sauront pas à quoi ils aspirent vraiment eux-mêmes. Dans son interview, Simons a cité le philosophe politique Michael Sandel comme une influence majeure sur sa pensée actuelle. Pourtant, l’une des intuitions de Sandel est que vous ne pouvez pas dissocier la politique ou l’économie des engagements moraux sous-jacents et des valeurs de prédilection. Prétendre que ces choses sont séparées revient implicitement à capituler face à un point de vue moral particulier de toute évidence. Pour prendre un exemple évident : décréter que les gens devraient être libres de faire ce qu’ils veulent sans nuire aux autres fait rétrograder l’importance des liens sociaux que nous avons hérités.

Il semble donc que le Labour ne puisse pas adopter une version de communautarisme qui courtise l’électorat sans externaliser sa conscience morale dans la tentative de ce faire. Des temps économiques encore plus sombres que ceux actuels pourraient bientôt venir et même des gens sensés et de bonne foi en perdent parfois leurs traits sous la contrainte. Il serait bon d’avoir une idée concrète des limites morales du Parti travailliste, exprimées en termes simples.

Et Sandel est également clair dans son écrit qu’un communautarisme viable, explicitement moral et qui donne la priorité à certaines valeurs par rapport à d’autres, nécessite une participation démocratique authentique pour fonctionner. En réalité, la Grande-Bretagne n’est pas seulement composée de gens biens, conservateurs sociaux qui ont voté pour le Brexit, évidemment. Hugh Grant vit ici aussi. Comme dans une version agrandie du jury citoyen de Mattinson, idéalement les équipes opposées devraient discuter de leurs différences éthiques dans une délibération civique – non seulement parce que cela pourrait inspirer les politiciens sur ce qu’ils pourraient inscrire dans leurs promesses électorales, mais aussi parce que cela apporterait sans doute une plus grande clarté sur les valeurs personnelles, renforcerait la cohésion sociale et élargirait également l’acceptation de tout résultat politique final.

Au cours des derniers mois, il y a eu des rumeurs selon lesquelles le Parti travailliste pourrait introduire des assemblées de citoyens pour les questions qui divisent la société, ce qui serait peut-être un pas dans la bonne direction. Une chose est sûre, c’est qu’ils doivent faire quelque chose. En fin de compte, être vague sur la vision éthique concrète du parti, tout en se référant au bon sens de l’électeur britannique, ne suffira tout simplement pas.

Dans Left Out: The Inside Story of Labour Under Corbyn de Gabriel Pogrund et Patrick Maguire, quelqu’un « de l’intérieur » a déclaré à propos de la période délicate de Starmer en tant que secrétaire d’État fantôme chargé de la sortie de l’Union européenne : « Il a dit qu’il ne pouvait aller aussi loin que la corde le lui permettait. Il cherchait constamment à augmenter le périmètre dans lequel il pouvait se déplacer. » Si nous devons être chargés de tenir la corde de Starmer à l’avenir – et peut-être l’empêcher d’en augmenter le périmètre, si nécessaire – nous ferions mieux de trouver des moyens adéquats pour déterminer où devrait se situer le centre.


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