De nos jours, nous avons tendance à interpréter les chiffres du passé comme s’ils étaient juste devant nous. Tel est le thème du sociologue français Olivier Roy, qui soutient qu’une éradication de l’histoire culturelle nationale est en cours. Nous sommes, dit-il, coincés dans un présent mondial perpétuel : les banques de mémoire collective qui nous reliaient ont été effacées et avec elles notre compréhension de l’importance du contexte historique.
Ce phénomène est particulièrement marqué dans le féminisme, aggravé par ces penseurs utopistes qui voient la sélection des faits ou même des mensonges comme un moyen d’établir leurs propres valeurs préférées. De manière perverse, alors que beaucoup détournent leur regard du traitement épouvantable des femmes dans certaines cultures contemporaines, dans un passé lointain, les femmes qui ont cherché à faire une percée dans les édifices juridiques et culturels centrés sur les hommes de leur époque sont souvent condamnées comme moralement imparfaites, des Karens excessivement privilégiées qui n’ont pas assez prêté attention au colonialisme ou au classisme lorsqu’elles ont avancé leurs arguments. De même, ce qui passe pour l’histoire féministe dans l’imagination populaire est paresseusement révisé pour justifier les obsessions culturelles actuelles.
On suggère parfois que les choses vraiment importantes ont commencé avec un aphorisme au son pesant de Simone de Beauvoir ; puis elles ont immédiatement traversé une étape regrettable de racisme et d’égocentrisme de la part de femmes blanches de la classe moyenne envers d’autres groupes minoritaires, avant que divers penseurs afro-américains n’interviennent pour les remettre sur le droit chemin. Reprenant une certaine énergie polémique des féministes radicales des années soixante et soixante-dix tout en se détachant soigneusement de leurs objectifs politiques maladroits anti-pornographie et anti-prostitution, le féminisme a finalement atterri avec un certain soulagement dans le monde de Judith Butler [NDT : Philosophe et auteure de Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité], où il est resté depuis lors.
Ici, les catégories de sexe humain sont devenues toutes gluantes avec la fluidité de genre et ont commencé à fondre dans la chaleur, pour être remplacées par une configuration plus agréablement non binaire : toujours-rouge à lèvres, jamais-rouge à lèvres, et parfois-rouge à lèvres. Le « consentement » est devenu une substance magique, transformant des comportements objectivement horribles en choses réellement amusantes et libératrices pour les femmes, et nous aurions tous pu vivre heureux pour toujours — ou nous l’aurions fait, si le sombre triptyque du Pape, de Vladimir Poutine et des femmes critiques du genre embêtantes de l’île fasciste pluvieuse des TERF [NDT : acronyme péjoratif utilisé à l’encontre de certaines féministes] n’avait pas uni leurs forces pour tout gâcher.
Dans ce gouffre intellectuel béant arrive un nouveau livre de Susanna Rustin, Sexed: A History of British Feminism. Dans l’introduction, Rustin — rédactrice en chef des affaires sociales pour le Guardian — expose sa position : expliquer pourquoi les défenses du réalisme sexuel et des droits basés sur le sexe ont été si « prononcées » au Royaume-Uni, par rapport à d’autres pays anglophones, en les plaçant dans une tradition du féminisme britannique remontant au XVIIIe siècle.
Malgré quelques réserves quant à l’étiquetage, Susanna Rustin est elle-même favorable à la cause du réalisme sexuel et critique du genre. Ce fait seul ferait de Sexed un livre symboliquement important, indépendamment de sa qualité : trouver une auteure apparemment au cœur de la gauche moderne, mais qui rejette sans équivoque les points de discussion transactivistes et insiste sur l’importance politique du sexe, est une chose rare en effet. Heureusement cependant, le livre est également impressionnant par sa portée et son érudition. Le récit avance plus vite que le cheval du Roi se dirigeant vers Emily Davison [NDT : Suffragette britannique morte renversée par un cheval au Derby d’Epsom], et comprime élégamment beaucoup d’informations détaillées sur des figures importantes, des tendances et des thèmes dans un espace relativement restreint.
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