Dans Taxi Driver (1976) de Martin Scorsese, Robert De Niro incarne Travis Bickle (« C’est à moi que tu parles ? »), un chauffeur de taxi perturbé qui prévoit de tirer sur le candidat à la présidence Charles Palantine avant qu’un hasard ne le détourne d’une catastrophe irrévocable. Le film est non seulement un exemple de la vie imitant l’art, mais aussi de l’art préfigurant la vie. Dans un étrange retournement de situation, John Hinckley Jr., qui a tiré sur Ronald Reagan en 1981 après avoir vu le film et développé une obsession pour Jodie Foster, a tweeté après la tentative d’assassinat de Donald Trump, « la violence n’est pas la solution ».
Les parallèles, cependant, ne s’arrêtent pas là. Les discours décousus de Trump, auxquels il est revenu après avoir repris sa campagne, rappellent les murmures paranoïaques de Bickle, tandis que la rhétorique de Kamala Harris sonne tout à fait comme le discours vide de Palantine ; en fait, son dernier slogan « Kamala Harris Pour le Peuple » rappelle l’insipide « Palantine – Nous Sommes le Peuple ». La politique du monde réel semble une fois de plus prendre ses marques dans le scénario de Taxi Driver.
L’épopée urbaine brutale de Scorsese est née d’une décennie (comparable à la nôtre) associée au déclin moral, à la violence aléatoire traumatisante et à l’échec paralysant de l’élite. L’anti-héros Bickle, comme beaucoup alors et maintenant, lutte pour donner un sens aux événements et aux circonstances qui dépasse son contrôle. Aujourd’hui, la peur et le pressentiment rôdent à nouveau dans le pays. Que peuvent faire les Américains pour éviter d’être submergés par le caractère insensé et inexplicable des événements historiques ?
Les années soixante-dix peuvent nous fournir quelques indices. La décennie précédente a été marquée par des révolutions sociales, dont beaucoup ont échoué ou n’ont pas abouti – tout comme les années 2010 – ; et ainsi, on s’en souvient comme de la « gueule de bois » de l’après années soixante. Pourtant, comme l’a soutenu l’historien Thomas Borstelmann, c’est au cours de ces années que les changements initiés dans les années soixante sont devenus la norme : le passage du libéralisme industriel aux marchés libres ; l’effondrement de l’autorité traditionnelle et le relâchement des mœurs sociales ; la fracture de la modernité en relativisme et hyper-individualisme. En effet, l’environnement sombre qui a inspiré Taxi Driver, la ville de New York au bord de la faillite des années soixante-dix, a également donné naissance à l’un des candidats de 2024 : Donald Trump se présente alors comme le sauveur qui pourrait endiguer le déclin, personnifiant finalement le capitalisme à mains nues qui a prévalu dans la décennie suivante.
C’était donc une époque où les anciennes histoires arrivaient à leur terme mais où les nouvelles n’avaient pas encore pris leur place : le problème n’était pas tant que des choses terribles se produisaient à la télévision pour les Américains, mais que ceux qui regardaient manquaient de capacité à les intégrer dans des cadres de signification partagés. Les histoires qui ont suivi, après tout, avaient besoin de temps pour émerger de manière vivante. Avec le recul, il est facile d’interpréter le chaos de l’époque : les files d’attente pour l’essence, la montée de la criminalité, la défaite militaire et les tentatives d’assassinat, comme la trajectoire d’une société en plein milieu d’une crise douloureuse mais nécessaire et d’une phase de transition sur le chemin du renouveau. IL est beaucoup plus difficile de faire de même lorsque l’on vit au milieu de cette époque, mais trouver des fils narratifs qui relient les événements à leur signification historique potentielle peut néanmoins s’avérer être un exercice utile, voire nécessaire.
En regardant la récente vague de troubles, on peut être tenté, comme Bickle, de réagir avec une angoisse sans fond devant un monde qui a l’air de se briser. Ou l’on peut, comme Bickle également à la fin du film, trouver des moyens de lutter contre une réalité grossièrement imparfaite et éventuelle – mais en gardant à l’esprit la recherche de sources de sens et de légitimité morale plus larges – c’est-à-dire faire plus que simplement « faire face ». Cela peut sembler abstrait, mais cela a déjà été fait et peut être fait à nouveau ; après tout, le malaise des années soixante-dix n’a pas duré éternellement et a finalement cédé la place à « C’est le matin en Amérique » [NDT slogan de Reagan et métaphore du renouveau] et à l’optimisme des années quatre-vingt-dix. La question est de savoir ce qui peut combler le vide narratif actuel ?
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