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L’annihilation de Michel Houellebecq Purifié de son venin, son chant du cygne sentimental tombe à plat

Ayant allumé les lumières, il n'y a pas grand-chose à voir (Dominique Charriau/WireImage)

Ayant allumé les lumières, il n'y a pas grand-chose à voir (Dominique Charriau/WireImage)


septembre 10, 2024   9 mins

Dans le nouveau roman étonnamment long de Michel Houellebecq, les 735 pages de Anéantir, notre protagoniste de tous les jours, Paul Raison, est ramené par une maladie familiale dans sa chambre d’enfance. Là, dans un style typiquement houellebecquien, il nous lance une provocation complètement hétérodoxe et totalement confiante : Matrix Revolutions (2003) est le véritable chef-d’œuvre de la série. Ce troisième volet peut être, Paul le sait, moins innovant que le premier ; mais dans celui-ci, Paul croit que l’histoire d’amour entre Trinity et Neo — qui avait été un peu maladroite dans un tel ‘film de nerds’ — devient vraiment émouvante, ‘réellement bouleversante‘.

Que devons-nous penser de cette tangente de trois pages, qui ne développe ni un véritable argument ni de réelles conséquences pour les intrigues, il faut l’admettre, floues du roman ? Peut-être que Houellebecq voit un parallèle entre son propre œuvre et celle des Wachowski : entre l’original Matrix (1999), qui a défini la décennie, et le cocktail Molotov que Houellebecq a lancé avec ses débuts des années 90, Extension du domaine de la lutte (1994) et Les particules élémentaires (1998).

Ces deux premiers romans étaient des sensations littéraires, mêlant une dissection au langage flamboyant de l’après-68 avec de la science-fiction, évoquant l’impasse du quotidien et imaginant l’impasse de l’espèce. Sur ce dernier tome, les critiques ont été plus divisées.

Cependant, ils s’accordent à dire qu’avec celui-ci, il y a un Houellebecq plus nouveau, plus calme, plus optimiste : enfin, ‘Houellebecq fait de la place pour l’amour’. Avec cette ode maladroite au Matrix le moins philosophique, Houellebecq nous dit peut-être que bien qu’il ne semble pas l’être, ce roman — ce roman final sentimental et mièvre — est son véritable chef-d’œuvre ?

Il semble le croire. Comme il l’a dit à Le Monde, ‘contrairement à ce qu’affirme une formule célèbre, je pense que c’est avec de bons sentiments que nous faisons une bonne littérature’. Les meurtriers misogynes de ses livres précédents ont disparu, remplacés par un technocrate plutôt raisonnable qui est gentil avec sa femme (Paul ‘Raison’ — astucieux !). En effet, la plupart des personnages sont plutôt sympathiques. C’est voulu : comme Houellebecq a continué, ‘l’ultime réalisation serait qu’il n’y ait pas du tout de méchants !’

Comment cela peut-il être le Houellebecq que nous connaissons et aimons, le Houellebecq qui se plaignait que les lectrices trouvaient qu’il était ‘difficile d’accepter la pure négativité’ ?

Houellebecq n’a jamais été connu comme le plus grand des stylistes ou le plus juste des psychologues. Quand je l’ai étudié pour un doctorat avorté, il y avait, bien sûr, les rires requis : il était sexiste, il était raciste, et de plus, il était populaire. Il est clair que Houellebecq est un écrivain important — le plus intéressant, le plus provocateur, le plus de notre temps, pour le meilleur ou pour le pire.

Fan que je suis, cependant, sa ‘méchanceté’ m’a parfois frustré : pouvait-il échapper à l’attention de Houellebecq, me suis-je demandé en lisant, disons, La Possibilité d’une île (2005), qu’il est un peu peu convaincant qu’un couple parfaitement harmonieux se dissolve calmement et spontanément à la toute première apparition du vieillissement sur le corps auparavant parfait de la femme ?

Je ne sais pas. Mais maintenant, anéanti par la tentative de Houellebecq de 735 pages d’une narration moins manichéenne, je pleure le venin. Je pleure la méchanceté. Je pleure les méchants.

Dans les remerciements de Anéantir, Houellebecq annonce que ce sera son dernier roman. Comme le titre le prédit, bien sûr, c’est un roman sur l’annihilation. Des écologistes radicaux attaquent l’Europe, ciblant les immigrants et la reproduction artificielle, le seul rempart contre l’effondrement démographique de l’Occident. Le père de Paul est en train de mourir. Paul, finalement, meurt. Et Houellebecq écrit son dernier livre.

En une telle occasion, avec ce chant du cygne étrange et sentimental, devrions-nous nous rappeler ce qui a rendu Houellebecq si merveilleux ? Dans une récente défense de Anéantir publiée dans The Spectator, Houellebecq est comparé à Balzac, tant pour sa ‘comparabilité d’ambition’ que pour son ‘travail inflexible’. Cela est, bien sûr, familier à tout lecteur de Houellebecq ; non seulement il a sans cesse loué Balzac pendant deux décennies, mais ses romans ont été parsemés d’allusions à lui.

‘Le premier acte d’un héros houellebecquien est de vomir au milieu d’une fête de bureau.’

Mais l’ambition de Balzac n’était pas principalement la complexité psychologique des personnages individuels : son ambition dévorante, celle qui le faisait écrire pendant des journées de 15 heures, avec 50 tasses de café, était d’écrire la Comédie humaine complète de la France, celle qui dépeindrait en narration, comme une carte en lignes, la réalité française de la Restauration à la Monarchie de Juillet. Ces 91 romans, écrits avec fureur par un homme qui avait essayé d’être un avocat respectable et bourgeois, et qui a fini par porter des robes du Moyen-Orient et écrire à travers une maladie chronique, sont une capsule d’une époque de changements sociaux et économiques vertigineux. Ils ne parlent pas de gens ; ils parlent de gens dans une société. Beaucoup de ses romans, en effet, étaient désignés comme des ‘études’.

De même, chez Houellebecq : comme son héros, il donne à ses personnages, au meilleur de lui-même, des lieux de naissance, des dates de naissance et des parents. Comme son héros, il a une tendance encyclopédique, un désir d’expliquer, une volonté de connaissance. Comme son héros, il veut comprendre ce qui se passe sur Terre. Les critiques les plus paresseux de Houellebecq le rejettent comme un romancier du mâle blanc patriarcal, qui ne ‘reconnaît pas que ce sont des structures sociétales telles que la pauvreté, le racisme, le colonialisme et l’inégalité qui sont la source de la souffrance des hommes’. Mais c’est précisément là où Houellebecq réussit : il reconnaît que la société nous rend misérables.

C’est ce qui le rend si spécial aujourd’hui. Presque aucun écrivain moderne ne semble s’intéresser à la société dans laquelle nous vivons. Ici en Amérique, du moins, il y a beaucoup de pauvreté porn réchauffée à la Carver et d’opéra de recensement qui coche les cases ; mais finalement, ces courants sont plus des tentatives cyniques d’éviter la critique que de la critique elle-même.

Alors que la littérature est devenue un moyen de subsistance de plus en plus difficile, les écrivains aspirants feraient mieux de naître riches. Sinon, ils pourraient choisir d’écrire de la fiction pour jeunes adultes (bien plus lucrative que la fiction pour adultes, et donc dominante). Ou ils pourraient choisir de suivre un programme d’écriture créative ; sur ce chemin basé sur des ateliers, toute la structure d’incitation est une structure aversive au risque visant à plaire à ses aînés et à éviter l’attention de ses pairs. Dans ces conditions, quiconque écrit de la littérature est un enfant gâté et riche et/ou une personne qui a largement interagi avec les types d’individus capables de tolérer les ateliers d’écriture créative. Plus ils restent dans ce bocal de verre, moins ils savent ce qu’est même la société.

Houellebecq, bien sûr, gagne ici. Balzac était un avocat en herbe, Flaubert était un avocat en herbe, chaque écrivain sur la table ‘recommandée’ de ma librairie locale est diplômé de l’une des 12 écoles préparatoires. Mais Houellebecq était programmeur informatique : un singe de code, un rat de bureau. Et donc, quand Extension du domaine de la lutte est sorti — un roman sur un programmeur si misérable qu’il pousse sa hideuse collègue vierge au suicide — c’était un cri de cœur pour une société entière et dégradée. C’était une catharsis.

Dans La Nausée (1938), le prédécesseur clair de Houellebecq, Sartre, évoquait un homme en crise existentielle, dans un monde sans Dieu où les structures de la ville, de la famille et de la religion n’ont plus de signification transcendante. Dans les romans de Houellebecq, il y a suffisamment de nausée : le premier acte d’un héros houellebecquien est de vomir au milieu d’une fête de bureau, à la fin du premier chapitre de Extension. Mais le désespoir a atteint un point de quasi-engourdissement, et Dieu n’est plus une possibilité réelle (même si une prise de contrôle musulmane de la Sorbonne, comme dans Soumission, l’est).

Chez Sartre, les structures sont devenues dépourvues de sens ; chez Houellebecq, elles ont cessé d’exister. Les cadres qui apportaient confort, stabilité et sens à la vie ont été détruits au nom de la liberté. Pour emprunter la description de Houellebecq de ce couple misérable dans ce roman, nous vivons dans ‘une sorte de désespoir standardisé‘. Misérable homme de bureau qu’il est, il se demande pourquoi.

Houellebecq n’était pas, bien sûr, la première personne à critiquer 1968. Foucault a dénoncé la libération sexuelle (bien que cela semble échapper à beaucoup de ses défenseurs les plus enthousiastes) ; Michel Clouscard aussi ; même Marcuse lui-même a admis que la révolution sexuelle avait été cooptée par le consumérisme. Mais la critique de Houellebecq sur la libération sexuelle n’était pas théorique ; ce n’était pas un livre Semiotext(e), et vous n’aviez pas besoin de connaître Hegel, et vous n’aviez pas besoin de prendre des notes.

Vous lisiez ces livres, et vous le reconnaissiez : ce que c’était que de faire des courses seul et de lire la rédaction trop enthousiaste sur un plat préparé pour une personne ; ce que c’était que de sentir que chaque conversation que vous aviez avec un collègue de travail était un effort excruciant pour paraître heureux et convivial avec un étranger terrifiant ; ce que c’était que de sentir que les éléments de base de la vie qui vous avaient été promis — un conjoint plus ou moins aimable qui vous aimait, un enfant, une petite maison devant laquelle vous pouviez planter des buissons — n’étaient que des points d’intrigue dans des contes ridicules pour petits enfants.

Et, surtout, il a parlé de se sentir laid : un sujet étonnamment rare. Pour Houellebecq, l’environnement moderne est celui de la stérilité et de la prévisibilité, ponctué par une violence occasionnelle ; c’est celui des humiliations silencieuses enveloppées dans un emballage de consommation ; c’est celui du plaisir forcé et de l’épuisement incroyable.

Les romans de Houellebecq sont si alléchants parce qu’ils analysent réellement notre dysfonctionnement. Comme le sujet de Sérotonine (2019), nous vivons dans une société dans laquelle un mélange schizophrénique de déterminisme chimique et de discours sur le traumatisme a transformé presque chaque sentiment en un sentiment agressivement traité et individuel. Nous avons développé un monde dans lequel les antidépresseurs — et, souvent, à la fois des amphétamines et des médicaments anti-anxiété — sont considérés comme un complément complètement normal, presque essentiel. C’est, évidemment, un cauchemar. Et certaines personnes, de temps en temps, veulent une alternative.

C’est pourquoi nous avons besoin des pauvres types de Houellebecq. C’est pourquoi ils doivent être misérables. C’est pourquoi ils doivent être complètement fous. Houellebecq n’a jamais été un grand psychologue ; il n’a jamais été un grand styliste. Mais son mal du siècle est plus écœurant que celui de quiconque, et son élan analytique est, à son meilleur, dans une ligue à part. D’autres écrivains de l’enfer bureaucratique (voir Halle Butler) n’ont pas le côté balzacien de Houellebecq, qui est son triomphe : il déteste tout, et pourtant il veut comprendre pourquoi. Il persiste, même si la pensée critique elle-même semble être devenue obsolète. Comme son remplaçant dans La Possibilité d’une île, un comédien controversé, le réfléchit, ‘J’étais, en effet, un observateur acéré de la réalité contemporaine ; c’était juste que tout me semblait maintenant si élémentaire, il semblait que si peu de choses restaient à observer dans la réalité contemporaine.’

De manière déroutante, une grande partie de cela a disparu dans ce dernier volume. Il est beaucoup trop long et choquante ennuyeux ; des conversations entièrement transcrites ne servent pratiquement à rien, et chaque scène commence plus tôt et se termine plus tard qu’elle ne le devrait, comme s’il avait écrit le livre sous stimulants ou peut-être sous hypnose. Peut-être que l’éditeur de Houellebecq (assez justement) a pensé qu’il n’était pas si important d’éditer. Ou peut-être que Houellebecq est la victime de son propre succès : ses premiers livres sont si emblématiques dans leur maîtrise de la malaise d’une société axée sur le plaisir et désagréable que même ses observations intelligentes semblent un peu démodées. Comme Houellebecq lui-même l’a reconnu, ‘en ouvrant ma littérature à des conceptions théoriques que l’on pourrait développer sur le monde, je suis constamment vulnérable au cliché et, en vérité, je suis condamné, ma seule chance d’originalité consistant à (pour emprunter l’intuition de Baudelaire) développer de nouveaux clichés’.

Il y a des moments forts ; j’ai eu les larmes aux yeux vers la fin, lorsque la femme de Paul devient émotive en se souvenant du moment où ils étaient tous les deux adolescents, traversant la période la plus solitaire de leur vie, et ne s’étaient pas encore rencontrés. Comme le protagoniste de Extension chuchote à son collègue, comme le protagoniste de Particules nous le dit, nous sommes hantés par les amours adolescentes que nous n’avons pas eues. Et quel dommage d’avoir voulu, à l’approche de la mort, d’avoir été là.

Au total, ce tournant vers l’amour, tant noté, laisse beaucoup à désirer : essentiellement, le protagoniste et sa femme, deux énarques bureaucrates, n’ont pas couché ensemble, mais elle développe un léger intérêt pour le paganisme et se sent donc un peu plus féminine et puisque son derrière est encore ferme, alors ils le font. Une fois qu’il est en train de mourir du cancer, elle commence à porter des strings.

Il en va de même pour les autres intrigues. La politique est si prévisible dans ses observations — oui, Macron est comme un président fait pour la télévision ; oui, la droite est populaire en France ; oui, le cyberterrorisme est une menace — qu’elle semble presque générée par une IA. Le père du protagoniste est dans le coma, et bien que Houellebecq ne soutienne pas l’euthanasie, cette perte parentale n’a presque aucun poids émotionnel.

Le frère du protagoniste est marié à une journaliste, et elle est très ennuyeuse et maléfique. La sœur du protagoniste est très catholique et pas du tout maléfique, son mari est pauvre, elle a un fils noir, et à un moment donné, sa fille donne involontairement une fellation au protagoniste. Mais d’une manière ou d’une autre, chaque intrigue s’éteint simplement pour nous laisser contempler le diagnostic de cancer relativement soudain du personnage. D’un côté, ce diagnostic suscite l’observation très fine que la vie moderne tourne autour de la dissimulation de ‘l’agonie‘ ; mais d’un autre côté, même cette intrigue de mort tombe dans des élégies sur les culottes et les fellations.

Peut-être que Houellebecq, dans son roman sur deux hommes déclinant sans faute de leur part (contrairement, disons, au libertin en fauteuil roulant de Particules), n’a pas pu supporter de tomber dans le nihilisme total. Peut-être que cela semblait trop sombre d’avoir ces hommes mourir dans la tristesse, sans signification, sans rédemption, pour dire que leurs vies avaient cessé d’avoir un sens bien avant leurs AVC ou leurs cancers.

Dans sa critique haletante, Le Monde a déclaré que ‘l’on ressent, avant tout, que son écriture cherche plus que jamais à alimenter, sinon l’espoir, du moins des valeurs’. Mais quelles valeurs ? Notre héros observe que sa sœur catholique semble heureuse, mais il ne peut toujours pas croire ; il observe que les politiciens devraient avoir de vraies valeurs, presque comme des rois, mais aucun héros de ce genre n’arrive.

En fin de compte, la seule vraie leçon est d’essayer de coucher à nouveau avec votre femme avant de mourir, ce qui semble heureusement assez simple. Donc, oui, ce livre est moins sombre. Mais après avoir allumé les lumières, il n’y a pas grand-chose à voir : l’annihilation, en effet.

***

Cet article a été publié pour la première fois en janvier 2022, lorsque l’édition française de Annihilation a été publiée. 


Ann Manov is a writer living in New York. Visit her website here.

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