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Bienvenue à l’élection Taxi Driver Une fois de plus, l'Amérique se retrouve à la dérive

'You talkin' to me?' (Taxi Driver)


juillet 31, 2024   7 mins

Dans Taxi Driver (1976) de Martin Scorsese, Robert De Niro incarne Travis Bickle (« C’est à moi que tu parles ? »), un chauffeur de taxi perturbé qui prévoit de tirer sur le candidat à la présidence Charles Palantine avant qu’un hasard ne le détourne d’une catastrophe irrévocable. Le film est non seulement un exemple de la vie imitant l’art, mais aussi de l’art préfigurant la vie. Dans un étrange retournement de situation, John Hinckley Jr., qui a tiré sur Ronald Reagan en 1981 après avoir vu le film et développé une obsession pour Jodie Foster, a tweeté après la tentative d’assassinat de Donald Trump, « la violence n’est pas la solution ».

Les parallèles, cependant, ne s’arrêtent pas là. Les discours décousus de Trump, auxquels il est revenu après avoir repris sa campagne, rappellent les murmures paranoïaques de Bickle, tandis que la rhétorique de Kamala Harris sonne tout à fait comme le discours vide de Palantine ; en fait, son dernier slogan « Kamala Harris Pour le Peuple » rappelle l’insipide « Palantine – Nous Sommes le Peuple ». La politique du monde réel semble une fois de plus prendre ses marques dans le scénario de Taxi Driver.

L’épopée urbaine brutale de Scorsese est née d’une décennie (comparable à la nôtre) associée au déclin moral, à la violence aléatoire traumatisante et à l’échec paralysant de l’élite. L’anti-héros Bickle, comme beaucoup alors et maintenant, lutte pour donner un sens aux événements et aux circonstances qui dépasse son contrôle. Aujourd’hui, la peur et le pressentiment rôdent à nouveau dans le pays. Que peuvent faire les Américains pour éviter d’être submergés par le caractère insensé et inexplicable des événements historiques ?

Les années soixante-dix peuvent nous fournir quelques indices. La décennie précédente a été marquée par des révolutions sociales, dont beaucoup ont échoué ou n’ont pas abouti – tout comme les années 2010 – ; et ainsi, on s’en souvient comme de la « gueule de bois » de l’après années soixante. Pourtant, comme l’a soutenu l’historien Thomas Borstelmann, c’est au cours de ces années que les changements initiés dans les années soixante sont devenus la norme : le passage du libéralisme industriel aux marchés libres ; l’effondrement de l’autorité traditionnelle et le relâchement des mœurs sociales ; la fracture de la modernité en relativisme et hyper-individualisme. En effet, l’environnement sombre qui a inspiré Taxi Driver, la ville de New York au bord de la faillite des années soixante-dix, a également donné naissance à l’un des candidats de 2024 : Donald Trump se présente alors comme le sauveur qui pourrait endiguer le déclin, personnifiant finalement le capitalisme à mains nues qui a prévalu dans la décennie suivante.

C’était donc une époque où les anciennes histoires arrivaient à leur terme mais où les nouvelles n’avaient pas encore pris leur place : le problème n’était pas tant que des choses terribles se produisaient à la télévision pour les Américains, mais que ceux qui regardaient manquaient de capacité à les intégrer dans des cadres de signification partagés. Les histoires qui ont suivi, après tout, avaient besoin de temps pour émerger de manière vivante. Avec le recul, il est facile d’interpréter le chaos de l’époque : les files d’attente pour l’essence, la montée de la criminalité, la défaite militaire et les tentatives d’assassinat, comme la trajectoire d’une société en plein milieu d’une crise douloureuse mais nécessaire et d’une phase de transition sur le chemin du renouveau. IL est beaucoup plus difficile de faire de même lorsque l’on vit au milieu de cette époque, mais trouver des fils narratifs qui relient les événements à leur signification historique potentielle peut néanmoins s’avérer être un exercice utile, voire nécessaire.

En regardant la récente vague de troubles, on peut être tenté, comme Bickle, de réagir avec une angoisse sans fond devant un monde qui a l’air de se briser. Ou l’on peut, comme Bickle également à la fin du film, trouver des moyens de lutter contre une réalité grossièrement imparfaite et éventuelle – mais en gardant à l’esprit la recherche de sources de sens et de légitimité morale plus larges – c’est-à-dire faire plus que simplement « faire face ». Cela peut sembler abstrait, mais cela a déjà été fait et peut être fait à nouveau ; après tout, le malaise des années soixante-dix n’a pas duré éternellement et a finalement cédé la place à « C’est le matin en Amérique » [NDT slogan de Reagan et métaphore du renouveau] et à l’optimisme des années quatre-vingt-dix. La question est de savoir ce qui peut combler le vide narratif actuel ?

Prenez la période de deux semaines entre la tentative d’assassinat de Trump du 13 juillet et l’unification des démocrates autour de Kamala Harris d’ici le 27 juillet, qui va être considérée comme l’une des plus riches de conséquences de la politique américaine. Pourtant, une grande partie de ce qui s’est passé était largement le produit du hasard. Un assassin solitaire a réussi à monter un fusil en face d’un ancien président et la cible a tourné la tête juste au bon moment pour éviter une balle dans la tête. Une semaine plus tard, un Joe Biden affaibli s’est retiré et a instantanément soutenu sa vice-présidente comme successeure, elle qui avait été choisie pour des considérations politiques de l’année électorale précédente, lorsque les retombées d’un événement associé, la mort de George Floyd, ont conduit à la demande d’une « femme de couleur ». L’accusation déplaisante de « candidat DEI », [NDT : Diversité, Equité et Inclusion] ne devrait pas détourner de la connexion, librement admise par les progressistes, entre l’atmosphère qui régnait en 2020 et le processus de sélection de Biden.

Les deux partis ont fait des adaptations hâtives à la situation en choisissant la meilleure interprétation possible. Cependant, ces tentatives partisanes d’attribuer un sens aux accidents, étant trop ancrées dans l’immédiateté du présent, souffrent d’un manque sévère de perspective historique. Et bien que ces réactions initiales soient peut-être compréhensibles, elles ne suffiront pas à l’avenir.

Dans le cas des Républicains, les défauts de cette approche sont devenus clairs lors de leur convention, qui s’est tenue tout au long de la semaine après la tentative : elle était naturellement imprégnée d’un sentiment d’admiration pour la survie de Trump. Pourtant, la question de l’objectif pour lequel cette puissance émotionnelle et ce capital politique seraient dépensés était enfouie sous l’enthousiasme. Considérez les ensembles de points de discussion contrastants utilisés par le choix du vice-président de Trump, le sénateur de l’Ohio J.D. Vance d’une part ; et le membre du Congrès de longue date Steve Scalise d’autre part. Incarnant l’aile « Nouvelle Droite » insurgée de son parti, Vance a parlé de rompre avec les dogmes idéologiques du passé républicain, et de la nécessité d’un « leader qui se bat pour les travailleurs de ce pays », par opposition aux « barons de Wall Street » qui ont « fait crasher l’économie ». Scalise, quant à lui, a soutenu que le Parti devrait chercher à rendre « permanent » les réductions d’impôts massivement favorables à Wall Street qu’ils ont adoptées en 2017 « permanent », une vue partagée par de nombreux membres du Congrès républicains de base. Selon la direction politique qu’un deuxième mandat de Trump finit par prendre, qu’il suive les souhaits divergents de Vance ou de Scalise, un historien futur regardant cette convention se demanderait probablement quelle aurait pu être la signification de Butler, en Pennsylvanie.

Cet historien pourrait se demander : La quasi-épreuve de martyr de Trump a-t-elle signifié un tournant fatidique dans la transformation du Parti Républicain — comme il l’a affirmé quand il a choisi Vance quelques jours plus tard ? Ou l’ex-président a-t-il miraculeusement échappé à la mort seulement pour ramener la Droite aux dogmes de l’ère Reagan-Bush, le même consensus élitiste qu’il cherchait à renverser lorsqu’il s’est présenté pour la première fois en 2016 ? Il n’est pas nécessaire d’attendre 50 ans pour pouvoir conférer rétrospectivement la plus haute signification à l’incident à Butler. Car la capacité de déduire et d’agir selon une telle logique en temps réel est la marque de tout grand homme d’État.

‘La capacité de déduire et d’agir selon une telle logique en temps réel est la marque de tout grand homme d’État.’

De même, du côté des Démocrates, il y a un soulagement général que leur équipe ne soit plus handicapé par un candidat en déclin cognitif, au point que l’establishment a volontairement passé sous silence les nombreux défauts que l’on connait à Harris en tant que politicienne. En effet, le Parti semble s’être laissé emporter par le fait que leur nouvelle candidate coche bon nombre des cases des desiderata de l’identité progressiste. Il est maintenant question de savoir si la campagne de Harris s’appuiera davantage sur des messages centrés sur l’identité, de la même façon qu’Hillary Clinton a mené sa campagne ratée de 2016, ou si elle exploitera les thèmes populistes centrés sur la classe qui ont soutenu la course réussie de Joe Amtrack en 2020 et egalement le programme de politique industrielle ‘Bidenomics’ de l’administration Biden.

Une fois de plus, l’historien du futur pourrait se demander dans quelle direction l’histoire a évolué et pourquoi les Démocrates, après avoir reçu une bouée de sauvetage, sont revenus à la stratégie « Coalition Arc-en-ciel » consciente de la race mais indifférente aux classes sociales des années 90 néolibérales, plutôt que de capitaliser sur les gains récents qu’ils ont réalisés dans le Midwest industriel, où ils ont pu reprendre une fois le flambeau populiste à Trump. Comme pour les Républicains, le danger est que les Démocrates optent pour une approche feel-good qui résonne avec les émotions à court terme mais qui se passe de la perspective historique plus large qui a guidé la réflexion de l’équipe Biden sur la politique, à savoir que « le marché libre à domicile et les effets de la mondialisation ont semé le chaos ». C’est un indice que le parti devrait se concentrer sur cette prise de conscience des forces structurelles sous-jacentes à l’économie américaine, à partir de laquelle un message universaliste d’élévation matérielle peut être tiré pour séduire les électeurs de tous horizons de race et de genre.

Il serait utile de comprendre les années 2020 comme une autre étape de transition, lorsque les révolutions initiées dans les années 2010, qui représentent un effet de pendule inversé de la décennie Taxi Driver, commencent à prendre forme : les marchés libres cèdent la place au prochain paradigme économique tout comme les excès de la fragmentation postmoderne ont conduit à un désir de nouveaux récits d’unité et de cohésion. Et comme dans les années soixante-dix, la transition sera turbulente.

Ce qui est nécessaire, c’est un nouveau scénario ou un grand récit pour relier les événements chaotiques à un horizon temporel et de sens plus large, qui peut fusionner la petite histoire avec la grande Histoire. C’est sans aucun doute le candidat républicain qui a commencé notre moment révolutionnaire il y a huit ans, mais c’est probablement le Démocrate qui se présente contre lui qui a le mieux résumé cette vision de l’histoire : « Vous pensez être tombé d’un cocotier ? Vous existez dans le contexte de tout ce dans lequel vous vivez et de ce qui est venu avant vous. » En effet, tout comme les slogans les plus banals peuvent être entièrement exacts, même les événements les plus aléatoires peuvent parfois véhiculer des vérités plus grandes.


Michael Cuenco is a writer on policy and politics. He is Associate Editor at American Affairs.
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